Recrutement, l’intelligence artificielle va-t-elle prendre le pouvoir ?

Recrutement, l’intelligence artificielle va-t-elle prendre le pouvoir ? 


>L’intelligence artificielle (IA), nouvelle étape de la course aux gains de productivité.

Historiquement c’est d’abord dans l’industrie primaire puis secondaire que les animaux suivis par les machines et les robots ont remplacé l’homme, libérant celui-ci de travaux manuels pénibles tout en augmentant massivement les rendements et la productivité à chaque étape. 


Dans le secteur tertiaire, l’arrivée des ordinateurs n’avait pas pour vocation de remplacer l’homme mais de l’équiper. En revanche l’IA est là pour ça car elle permet des gains de productivité dans un domaine encore géré « à la main ». L’effet cliquet des avancées technologiques conduit à penser qu’une fois en place, l’IA y prospèrera au détriment des emplois occupés par des êtres humains. 


Dans les ressources humaines et en particulier le recrutement, l’IA a fait son apparition il y a quelques années, sous la forme de logiciels. 


OBO, Beehire, Beetween, Foederis, ATS Softgarden, Teamtailor, Jobaffinity, Nicoka etc. Les solutions actuellement disponibles couvrent la diffusion automatique des offres, la gestion des candidatures, les pré-entretiens, les tests techniques ou de personnalités. D’autres, plus complètes, sont capables de gérer l’intégralité du parcours d’un employé au sein de l’entreprise. 


Les principaux besoins exprimés par leurs utilisateurs sont les suivants : 


-Prendre en charge des tâches chronophages ou jugées à faible valeur ajoutée.

-Permettre la prise de décisions sur des bases objectives. 


Il y a donc 2 besoins distincts, la productivité et l’efficacité, que nous allons passer en revue. 


>Productivité : Prendre en charge des tâches jugées chronophages et ou à faible valeur ajoutée.


- Le tri de CV 

D’après les utilisateurs, le tri de cv suite à la parution d’une annonce est le premier bénéfice attendu d’une IA. Opérer une sélection parmi plusieurs dizaines voire des centaines de candidatures nécessite un temps certain. Pour autant s’agit-il d’une mission à faible valeur ajoutée ? Certainement pas !


La déléguer à une personne junior (assistant ou stagiaire) n’est pas à la hauteur de l’enjeu, même si c’est souvent le cas actuellement. Une IA peut-elle produire de meilleurs résultats ? Oui car elle s’acquittera de la tâche instantanément avec une qualité constante. La promesse de productivité est tenue. Mais l’essentiel est ailleurs, dans la pertinence des critères de sélection que l’IA sera chargée de respecter. 


Quelques exemples :


- Il est naturel de penser qu’un candidat ayant 10 ans d’expérience sera plus compétent qu’un autre n’en ayant que 5. Ceci étant, l’ancienneté est-elle gage de motivation ou de compétence ? N’y a-t-il pas une foule d’exemples contraires ? Où placer le curseur ? 


- Il est admis que beaucoup de maisons de luxe privilégient le recrutement de personnes issues du même secteur. Pourtant réunir des personnalités aux parcours différents n’est-il pas une richesse ? N’y a-t-il pas un risque de « consanguinité » ?


- Les diplômes font partie des critères classiques mais ne présentent-ils pas un risque de formatage inhibant l’innovation et la créativité ? À ce propos, Un article paru en 2019 dans la Harvard Business Review fait état de méta-analyses pointant la faible corrélation entre diplômes et performance au travail : « Les résultats scolaires permettent de savoir si un candidat a beaucoup étudié ou pas, mais ils ne renseignent pas sur la capacité d’un individu à s’adapter, à raisonner par lui-même et à penser de façon logique. »


Fort heureusement, les recruteurs expérimentés le savent et en tiennent compte. Les parcours « atypiques » conservent donc toutes leurs chances. 


Est-ce encore possible avec IA ? Il est permis d’en douter car de 2 choses l’une, soit les critères à respecter sont discriminants et les profils qui ne correspondent pas seront recalés, soit ils ne le sont pas vraiment et la faiblesse du tri échouera à faire gagner de temps. Quel choix fera le recruteur ?


Les profils retenus par une IA seront dans « la norme », médiocres au sens éthologique du terme, c’est à dire proche de la moyenne car ils doivent satisfaire plusieurs critères à la fois. Le risque de recruter une personne qui ne fera pas l’affaire persiste, la chance de recruter un Elon Musk est en revanche écartée (pour la plus grande satisfaction des organisations à la recherche d’exécutants). 


- Les responses automatiques


Qu’y a-t-il de plus frustrant pour un candidat que de ne pas recevoir la moindre réponse d’un potentiel futur employeur ? Pourtant le cas reste fréquent bien qu’il s’agisse d’une politesse élémentaire. Si les ressources internes de l’entreprise sont insuffisantes, une IA sera un investissement profitable. Ce style de correspondance est impersonnel mais soigne l’image de marque employeur. 


- Les pré-entretiens et les tests techniques et de personnalités 



Les pré-entretiens n’abordent que des sujets simples. Ils peuvent servir à présenter l’entreprise, le poste, relever des informations comme la durée du préavis, la mobilité, les prétentions salariales etc. Converser avec un Chatbot n’a rien d’enthousiasmant et peut être frustrant. Mais ce n’est peut-être qu’une question de génération. 


Les tests techniques et de personnalités ne sont pas encore aussi répandus en France que dans certains pays mais ils sont en plein développement. En supposant qu’ils soient pertinents, leurs conditions d’administration par une IA ne le sont pas. Les candidats peuvent être stressés et répondre ce qu’ils pensent être ce que l’on attend d’eux, aussi un entretien de vérification avant validation est toujours nécessaire. Les IA ne le font pas. Les résultats sont la plupart du temps immédiatement communiqués aux candidats, sans plus d’explications. L’IA compile les réponses et génère un palmarès. Qu’en font les recruteurs ? Sont-ils formés à leur interprétation ? Reviendront-ils sur le sujet durant l’entretien ? Notre expérience en la matière nourrit un optimisme très mesuré. 


Au final, une IA peut remplacer un ou plusieurs assistants voir des stagiaires. Cependant ce gain à de fortes chances de se faire au détriment de la qualité. 


>Efficacité : Permettre la prise de décisions sur des bases objectives.


Lorsqu’on interroge quelqu’un sur ce qu’est une bonne décision, il est certain que la réponse évoquera l’objectivité. Celle-ci repose sur des faits dont l’analyse sert à émettre des jugements traduits en décisions que nous pensons judicieuses.


Pourtant cette vision est largement fausse. Les connaissances les plus récentes sur le fonctionnement du cerveau montrent que nous ne sommes jamais en mesure de percevoir d’une façon complète et objective les situations que nous devons gérer.


Contrairement à ce que nous pensons, nous agissons à partir d’une vision incomplète des situations, perçues au travers de filtres construits par notre expérience, nos croyances, nos peurs, nos biais cognitifs (cf. Le livre « système 1, système 2, les 2 vitesses de la pensée » de Daniel Kahneman). 


Aussi, le recours à une IA semble judicieux pour accroître la part d’objectivité dans les décisions. Mais une IA programmée par des hommes en est-elle seulement capable ? Nous avons déjà vu plus haut à quel point les critères de sélections sont déterminants. 


La machine est 100% objective car son travail est conforme à ce qu’on lui demande, là où un être humain peut s’en écarter plus ou moins volontairement. Mais par exemple, faire preuve d’adaptation en retenant un profil non prévu au départ, est-ce une erreur ou une opportunité ? 


Dans une vaste étude, la psychologue Angela Duckworth (lien vers sa conférence TED : http://t.ted.com/uoBtJnY) cherchait à identifier ce qu’ont en commun les personnes qui réussissent dans ce qu’ils font, notamment dans leur travail. S’agit-il du QI ? Des diplômes ? De l’intelligence sociale ? Du physique ? Etc. 

La réponse est le « grit » terme que l’on peut traduire par un mélange de passion, de persévérance et de force de caractère. 


Ce résultat que certains trouveront inattendu, nous a donné envie de questionner la star des IA, ChatGPT, en lui posant la question suivante : 

Quel est le facteur qui prédit le plus efficacement le succès d’une personne dans son travail ? 

Sa réponse in extenso : 

« Le succès dans le travail dépend de nombreux facteurs et peut varier en fonction de la profession et du contexte dans lequel la personne travaille. Cependant, voici quelques facteurs qui sont souvent associés au succès professionnel :

  1. Compétences et connaissances : Les compétences et les connaissances sont essentielles pour réussir dans son travail. Elles permettent d'accomplir les tâches assignées avec efficacité et qualité.
  2. Motivation : La motivation est un facteur clé du succès professionnel, car elle permet de maintenir une attitude positive et productive, même face à des obstacles ou des défis.
  3. Adaptabilité : Les personnes capables de s'adapter rapidement aux changements et de s'ajuster aux nouvelles situations ont souvent plus de chances de réussir dans leur travail.
  4. Réseaux professionnels : Les personnes qui ont de bons réseaux professionnels et qui savent collaborer efficacement avec les autres ont souvent plus de chances de réussir dans leur travail.
  5. Leadership : Les compétences en leadership, y compris la capacité à inspirer, à motiver et à diriger les autres, sont souvent un facteur clé de réussite professionnelle.
  6. Résilience : Les personnes capables de surmonter les défis, les échecs et les revers professionnels sont souvent plus aptes à réussir dans leur travail.

Il est important de noter que le succès professionnel ne dépend pas uniquement de facteurs individuels. Les opportunités, les facteurs économiques et les environnements de travail sont également des facteurs importants qui peuvent influencer le succès professionnel. »


ChatGPT livre un catalogue de traits standards que même un non spécialiste pourrait mentionner. 

Combien de candidats cumulent toutes ces qualités ? Lesquelles font-elles vraiment la différence ? Cette IA hyper avancée n’en sait rien, elle ne fait que puiser, parmi les informations disponibles, les éléments en relation avec la question. Aucune analyse, juste de la restitution.


On note que le « grit » n’y figure pas explicitement, seulement à la marge dans la définition de la résilience. Qui a raison ? Chacun choisira selon ses croyances, expériences, biais etc. Il existe pratiquement toujours plusieurs options qui mènent toutes au succès par des voies différentes. Le danger commence lorsque l’on est persuadé que notre vision est la seule valable. 


En somme, l’IA peut élargir notre point de vue, attirer notre attention sur des aspects négligés mais ce n’est qu’une aide à la décision et il ne faut pas lui en attendre plus. Du moins pour l’instant

La perspective de gagner en efficacité dans le recrutement semble donc limitée au stade où en est le développement des IA.


>Conclusion 


La quête de productivité est assurément louable et en ce qui concerne le recrutement, l’IA semble pouvoir jouer un rôle dès à présent avec des risques sur la qualité. Au prix de combien d’emplois détruits ? Il est ironique de penser que les personnes chargées de pourvoir des postes pourraient perdre le leur.


« La prédiction est un art difficile surtout lorsqu’elle concerne l’avenir ». Cet aphorisme prêté à Pierre Dac résume bien le dilemme du recruteur au moment de choisir un candidat. Pour y remédier, un arsenal de tests en tous genres ont vu le jour, les parcours de recrutement comportent de plus en plus d’entretiens (5 ou 6 ne sont pas rares, en plus d’une batterie de tests) et maintenant le recours à l’IA est envisagé pour sécuriser davantage la décision. Cependant à date, cette dernière ne peut jouer qu’un rôle limité lorsqu’il s’agit de choisir le bon candidat.


Plus inquiétant, à notre avis, l’IA fait courir un double risque. 


- Un biais de conformité en privilégiant un registre étroit de profils, au détriment de la richesse et de la diversité des employés.  


- Un biais de confirmation en choisissant des critères de sélection en accord avec les croyances du recruteur. 


Sylvain Bronzino

Toutes les illustrations de cet article ont été générées via l’IA « DALL.E » d’OpenAI


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